Instruments-acteurs-réseaux-savoirs:
Pour une approche matérielle et locale de l’instrument scientifique
Les études portant sur les instruments scientifiques tendent souvent à retracer les conditions d’invention des instruments, leurs évolutions jusqu’à une forme stabilisée, et la façon dont ils sont utilisés pour produire et/ou transmettre des savoirs scientifiques. Ce faisant, on oublie souvent que la standardisation des instruments de laboratoire est récente (Davis Baird, Annals of science, 1993), et que, même lorsque les instruments sont fabriqués en série, ils font souvent l’objet de modification, ou comportent certaines irrégularités voire certains défauts qui, parfois, imposent une familiarité avec l’objet pour l’utiliser de façon optimale. En quelque sorte, chaque instrument devrait être envisagé comme singulier quand l’analyse historique se place au niveau des pratiques.
Les recherches menées sur un instrument précis font ainsi souvent oublier que celui-ci prend place dans un ensemble, voire une collection d’instruments (dans un cabinet de physique, dans un laboratoire, dans une classe…) qui lui donne sens et qu’il faut interroger. Il fait alors partie des ressources instrumentales disponibles à un moment pour un chercheur, un enseignant, un étudiant, un conservateur, un responsable de collections etc., dont les usages spécifiques renseignent, outre le processus d’élaboration des savoirs, les interactions entre ces communautés d’acteurs, les instruments et les savoirs associés … De fait, porter un regard sur les instruments en pointant leur spécificité permet d’approcher au plus près des réseaux d’acteurs et des pratiques scientifiques en apportant une dimension matérielle souvent absente des études historiques.
L’objectif de ce séminaire est d’interroger les instruments scientifiques dans une approche locale (voir séminaire “L’offre locale d’enseignement scientifique et technique, 19e-20e siècle : approches disciplinaires” organisé par Renaud d’Enfert et Virginie Fonteneau, 2013-2015, à paraître ). Plutôt qu’à l’instrument en soi, il s’agit d’abord de s’intéresser à ses usages, de le replacer dans son contexte (le ou les laboratoires, l’institution, les hommes/femmes qui l’utilisent — chercheurs, enseignants, techniciens, étudiants, etc.) et de s’interroger sur les pratiques associées à ces contextes d’usage (par exemple le partage d’instruments entre laboratoire, etc). Un des enjeux du séminaire est d’apporter une réflexion méthodologique sur la façon d’aborder ces questions et de la confronter à l’historiographie.
Sans être exhaustif, plusieurs types de questionnements peuvent être envisagés.
1-En quoi la prise en compte des finalités et des contraintes de l’ensemble des différents acteurs impliqués dans la construction (sans oublier la réparation et la maintenance) d’un instrument (du fabricant ou de l’industriel à l’usager, qu’il soit technicien, chercheur, ingénieur ou enseignant) contribue-t-elle à saisir le statut et les usages de cet instrument ?
2-Est-il possible d’explorer et d’identifier une ou des chaînes d’actions qui mèneraient de la mise au point d’un prototype d’instruments (en vue du montage d’un protocole expérimental inédit par exemple) à un processus de standardisation (pour assurer par exemple la reproductibilité d’un laboratoire à un autre) ? La question peut tout aussi bien se poser pour un instrument de démonstration destiné à l’enseignement (sans même exclure la migration d’un instrument d’un contexte de recherche à un contexte d’enseignement).
3-Quelle place faut-il accorder à l’existence d’un marché d’instruments, qui ne se limite pas à la seule commercialisation par des constructeurs et fournisseurs référents, mais concerne aussi un marché de seconde main avec le réemploi, voire la transformation d’un instrument, que sa destination concerne la recherche ou l’enseignement?
4-En quoi l’analyse des politiques/stratégies d’acquisition et de gestion au sein d’une institution (qu’elle soit dédiée à la recherche, l’enseignement ou la conservation) nous informe-t-elle sur le “parcours de vie” d’un instrument et sur les réseaux dans lesquels il est inséré, par exemple lorsqu’il s’agit de collecter, trier, conserver ou non des instruments devenus obsolètes pour certains usages ?
5-Quelles spécificités l’étude de l’instrument par le biais de sa “biographie” contribuent-elles à souligner? En particulier comment cette approche éclaire-t-elle les réseaux articulés autour des acteurs, des savoirs et des disciplines.
6-Dans quelle mesure les échanges, les prêts, les dons d’instruments nous renseignent-ils sur les réseaux et les motivations des différents acteurs impliqués dans la trajectoire d’un instrument, et dont les interactions restent invisibles au regard des études centrés sur l’analyse des publications scientifiques ?
7-Que nous apprend un instrument ou un ensemble d’instruments de leur valeur comme élément de différenciation et d’attraction pour un laboratoire ou une institution, en tant qu’ils constituent un fort potentiel ou au contraire une limitation des possibles pour les acteurs usagers , conduisant dans l’un comme dans l’autre cas ces acteurs à se rapprocher pour en partager les coûts et les temps d’utilisation ?
Bibliographie :
Davis Baird, “Analytical chemistry and the ‘big’ scientific instrumentation revolution”, Annals of science, 50(3) : 267-290 (1993).
Davis Baird, Thing Knowledge. A philosophy of Scientific Instruments, Berkeley, University of California Press, 2004.